Il y a près de 40 ans, un film allait révolutionner le monde du cinéma par son utilisation inédite de l’informatique alors que les ordinateurs personnels – ou Personnal Computers – faisaient progressivement leur entrée dans les foyers.
Retour sur TRON, œuvre novatrice devenue une référence avec le temps.
Remise en question
Vers la fin des années 70 et le début des années 80 – comme cela avait déjà été évoqué dans l’article sur CONDORMAN – les studios Disney traversent une crise interne et externe les amenant à une sérieuse remise en question.
Le temps des grands films d’animation classique semble révolu et les films « live », comme UN AMOUR DE COCCINELLE ou L’ESPION AUX PATTES DE VELOURS, n’attirent plus les foules.

STAR WARS / LA GUERRE DES ÉTOILES a entraîné une véritable révolution dans la culture populaire. La Science-Fiction, longtemps considérée comme un sous-genre cinématographique destiné à de grands enfants, connaît un engouement sans précédents. L’arrivée progressive d’ordinateurs « domestiques » dans les foyers révolutionne le monde de l’informatique. Et la culture « geek » – mêlant comics, films de genres, rock n’ roll et littérature fantastique pour résumer – est un phénomène en pleine expansion.

C’est dans ce contexte que les Studios Disney vont tenté de s’aventurer vers des genres cinématographiques qui leur étaient inconnus, comme l’épouvante avec LES YEUX DE LA FORÊT ou la comédie romantico-fantastique avec SPLASH. Après avoir « goûté » de la SF avec LE TROU NOIR en 1979, Disney va s’intéresser à un projet inédit…
Animation et publicité
C’est à cette époque que Steven Lisberger (à ne pas confondre avec un autre Steven…) développe un concept de long-métrage inspiré d’un personnage et d’un univers qu’il a réalisé quelques temps plus tôt.

Alors âgé d’une trentaine d’années et diplômé des Beaux-Arts de Boston, Lisberger est un passionné d’animation. Avec sa propre société, les Studios Lisberger, il a déjà développé quelques films pour la publicité et des jingles pour la télévision.
Il réalise et produit un film d’animation, ANIMALYMPICS, pour les JO de Moscou en 1980. Mais le boycott des États-Unis et de plusieurs pays lors de la manifestation entraîne l’échec du film.
Durant la mise en chantier d’ANIMALYMPICS, Lisberger a l’idée d’un personnage, Tron, un « gladiateur électronique» réalisé par ordinateur. Le concept est inédit mais le jeune cinéaste est persuadé que l’informatique va s’imposer comme un outil indispensable dans l’industrie de l’animation.
Il concrétise sa vision en concevant le personnage dans un format animé et possédant un costume rétro éclairé. Son idée séduit les Studios Disney qui accepte de produire un long-métrage.
Pris au piège du MCP
L’histoire de TRON se déroule aux États-Unis au début des années 80. Une société d’informatique, ENCOM, éditrice de jeux vidéos et dirigé par Ed Dillinger (David Warner), exploite ses employés et leurs créations dont les réalisations visionnaires de Flynn (Jeff Bridges), brillant informaticien licencié par l’entreprise.

À la tête d’une salle de jeux vidéos, Flynn tente désespérément de récupérer son travail et de prouver les délits d’ENCOM. Mais un super ordinateur, le « Maître Contrôle Principal », ou MCP, créé par Dillinger, l’en empêche et détruit régulièrement ses programmes d’intrusion.
Avec l’aide de Lora et Alan (Cindy Morgan et Bruce Boxleitner), deux anciens collègues travaillant encore chez ENCOM, Flynn parvient à pénétrer dans les bureaux de la société informatique. Mais dans la partie des locaux dédies à la recherche technologique, il est repéré par le MCP qui le désintègre et le téléporte au sein du réseau informatique.

Devenu l’équivalent d’un programme et retrouvant ceux de Lora et Alan sous l’apparence de Yori et Tron, Fynn va devoir affronter un univers totalitaire contrôlé par le MCP et Sark, le programme maléfique de Dillinger…
8 Mo de mémoire !
TRON nécessitera plusieurs plans entièrement réalisés en image de synthèse. Mais en ce début des années 80, la souris à boule en est à ses débuts ! De plus, si des films comme STAR WARS (avec la simulation de l’attaque de l’Étoile Noire) et MONDWEST / WESTWORLD (avec un plan simulant la vision du robot tueur incarné par Yul Brynner) ont déjà utilisé des sfx en partie créés par ordinateur, le film de Steven Lisberger ambitionne d’utiliser l’informatique pour de longs plans de décors et pour l’animation de véhicules.

La réalisation de ces séquences demandera l’utilisation de calculateurs imposants et très couteux, des Cray, avec de multiples lignes de codes entrées par clavier en mode texte. Elles seront mise en place à l’aide 4 sociétés basées sur Los Angeles (Triple-I et RA&A) et sur New York (Digital Effects et MAGI).

Mais ces scènes nécessitent une mémoire vive de 18 Mo alors qu’un Cray ne peut à peine en fournir la moitié ! Elles sont donc réalisées « à l’aveugle » et ne peuvent être visionnées qu’au moment de l’assemblage des images virtuelles avec celles tournées de façon traditionnelles.
De plus, Internet n’existant pas encore, il faut attendre 2 à 5 jours pour se rendre compte du résultat… et parfois tout reprendre à zéro !
Des concepteurs de légende
Pour concevoir TRON, Steven Lisberger et les studios Disney feront appel à 3 designers légendaires : Syd Mead (BLADE RUNNER, 2010), le dessinateur Peter Lloyd et Moebius / Jean Giraud (ALIEN, les BD L’INCAL et BLUEBERRY).

Travaillant de concert sur l’ensemble du design du film, chaque artiste s’orienta sur un aspect graphique spécifique : Lloyd sur la finalisation et la colorisation à la main de certains décors, Mead sur les véhicules (principalement les motos et les « chars » ennemis) et Moebius sur les costumes.

On retrouve d’ailleurs, pour ce dernier, l’aspect distinctif de ses personnages de science-fiction avec des casques, des bottes et des « avant-bras » particuliers.
Pas de stars mais des acteurs confirmés
Afin de minimiser les coûts de production, les choix de casting s’orient vers des acteurs confirmés venant du cinéma de genre et de jeunes acteurs habitués du cinéma indépendant ou de la télévision.

Jeff Bridges n’est pas encore la vedette de THE BIG LEBOWSKI en ce début des années 80. Mais il appartient à une famille d’acteurs – son père Lloyd et son frère Beau – et compte déjà, en 1982, quelques films marquants comme LE CANARDEUR avec Clint Eastwood, le remake de KING KONG avec Jessica Lange ou THE LAST PICTURE SHOW de Peter Bogdanovitch.
Interprète du double rôle Alan / Tron, Bruce Boxleitner est surtout connu pour sa carrière télévisuelle avec des séries comme LES DEUX FONT LA PAIRE ou BABYLON 5. Après cette dernière série, il fut l’auteur de 2 romans de SF.

Cindy Morgan, seule interprète féminine de TRON, s’était fait connaître dans la comédie culte de Harold Ramis CADDYSHACK / LE GOLF EN FOLIE aux côtés de Bill Murray et Chevy Chase. Par la suite, elle a essentiellement tourné pour la télévision.
Habitué des rôles antipathiques, le britannique David Warner a une impressionnante filmographie principalement dédiée au cinéma de genre depuis le début des années 60 : TOM JONES, LA MALÉDICTION, AIRPORT 80 CONCORDE, BANDITS BANDITS, STAR TREK 5 et 6, SCREAM 2, TITANIC, LE RETOUR DE MARY POPPINS… Dans TRON, outre le double rôle de Dillinger et Sark, il est aussi la voix originale du maléfique MCP.

Barnard Hughes est surtout connu pour la série tv MONSIEUR MERLIN et les films MACADAM COWBOY, SŒURS DE SANG, GÉNÉRATION PERDUE et DOC HOLLYWOOD.

Noir et blanc en couleurs
Si TRON est considéré comme un pionnier en matière d’images de synthèse conçues pour le cinéma, l’ensemble des visuels créés par ordinateur ne dépassent pas… 15 à 20 minutes sur une durée d’1h30 environ !

Certaines séquences du film seront réalisées en animation traditionnelle, au grand mépris des animateurs des studios Disney, plus craintifs de se voir pousser progressivement à la porte et probablement envieux des avancées technologiques en cours.
Le temps leur donnera hélas raison. TRON contribuera tout de même à l’origine de Pixar puisque John Lasseter, alors animateur chez Disney, sera subjugué par les possibilités offertes et s’orientera vers cette voie nouvelle. Et comme l’arrivée de la photo ne mit pas fin à la peinture, l’animation assistée par ordinateur n’a pas pour autant étouffé l’animation traditionnelle, revenant de temps à autre au premier plan de nos jours quand les deux techniques s’associent parfois pour le meilleur…

Les scènes du film figurant les locaux d’ENCOM furent tournées au Laboratoire national Lawrence Livermore, l’un des centres américains dédiés à l’armement nucléaire et à la recherche énergétique.et biologique.
Afin de symboliser au mieux l’univers de l’informatique et des jeux vidéos, Steven Lisberger et son équipe choisissent de tourner les séquences avec acteurs (et parties de décors) en noir et blanc, puis de colorier manuellement ces plans afin d’harmoniser l’ensemble des scènes. Nous sommes alors à une époque où le néon et les couleurs fluos sont dans l’air du temps.

Les acteurs sont ainsi filmés avec des costumes inspirés des concept arts de Moebius, dans des décors minimalistes finalisés plus tard et à la main, la technique de l’époque ne permettant pas encore une bonne composition entre plans réels et images de synthèse.

Sur le tournage des séquences en studio et en noir et blanc, des jeux d’arcade, tels Pacman ou Space Invaders, sont installés pour aider les acteurs à se détendre. Jeff Bridges y prendra tellement goût qu’il sera parfois difficile de le ramener à la réalité du film !
Wendy Carlos à la BO
Pour la bande originale de TRON, Steven Lisberger fait appel à la compositrice, musicienne et interprète électronique Wendy Carlos. Né Walter Carlos en 1939, elle fera sa transition en 1973. Ses œuvres antérieures seront rééditées sous son nom de femme.
Wendy Carlos s’intéresse dès son plus jeune âge à la musique et à l’électronique qu’elle étudiera à l’université entre la fin des années 50 et le début des années 60. Elle va participer auprès de Robert Moog, ingénieur électronicien, au développement du synthétiseur modulaire Moog.

Sorti en 1968, son 1er album SWITCHED-ON-BACH, où elle réinterprète des œuvres du célèbre musicien au synthétiseur, contribuera à démocratiser la musique classique auprès d’un plus large public, devenant l’album de musique classique le plus vendu.
Carlos va participer à deux BO de films de Stanley Kubrick, ORANGE MÉCANIQUE et SHINING, avant de créer la musique de TRON, apportant lyrisme et singularité au monde virtuel imaginé par Lisberger.
Un accueil en demi teintes mais un véritable film-culte
À sa sortie US en ce fameux été 1982 – avec entre autres BLADE RUNNER, MAD MAX 2, THE THING… excusez du peu ! – TRON rentre dans ses frais avec un box-office de 33 millions de dollars pour un budget de 17 millions de ces mêmes dollars.

Mais le film n’est pas considéré comme un succès commercial, ni même critique à l’époque, tant il déroute le public autant que la critique. La « marque » Disney, encore synonyme de films pour enfants, et l’univers des jeux vidéos, méprisé par une majorité de gens pour qui ce que l’on nommera plus tard la « contre-culture » ou « culture geek » ne mérite aucune attention, en sont certainement responsables.

L’effet « culte » du film – associé pour rappel à une œuvre dont l’engouement et la reconnaissance se développent longtemps après sa création originale – viendra donc bien plus tard. Après une première édition collector du film en DVD, un jeu vidéo, TRON 2.0 est édité pour PC et Mac en 2003 par Buena Vista Interactive, filiale de Disney.

TRON obtint un Saturn Award en 1983 pour ses costumes, ainsi que plusieurs nominations aux Oscars et Bafta de cette même année. Au fil du temps, son influence se fit sentir dans de nombreux domaines créatifs. Inspirant le monde de la musique par le biais de nombreux clips, il fit forte impression sur les deux membres du groupe Daft Punk qui apparurent vêtus de costumes rappelant ceux du film lors de leur tournée de 2007.
Ce même groupe fut choisi en 2010 pour la bande originale de TRON : L’HÉRITAGE, suite de TRON réalisé cette fois par Joseph Kosinski (OBLIVION), avec Olivia Wilde et le retour de Jeff Bridges et Bruce Boxleitner dans leurs rôles respectifs.

Mais cette suite, comme son aîné, n’obtint pas le succès attendu compte tenu des moyens importants mis en place cette fois. La critique dans l’ensemble reconnaît l’investissement graphique du film mais fait la fine bouche quant à son récit.
Un TRON 3 (ou TR3N) était envisagé dans la foulée pour une sortie en 2015. Mais le projet fut purement annulé sans que Disney ne donne d’explications. L’accueil mitigé du second volet reste la probable et seule explication.

Entre mai 2012 et janvier 2013, une série d’animation, TRON : UPRISING (TRON : LA RÉVOLTE en VF) est proposé sur la chaîne Disney XD. Mais faute d’audience, elle ne dépassera pas les 19 épisodes.
Vers un nouveau projet ?
En 2020, un retour de TRON est finalement envisagé avec, entre autres, Jared Leto (REQUIEM FOR A DREAM, DALLAS BUYERS CLUB, Mr NOBODY, BLADE RUNNER 2049) au casting.
Si ce projet reste encore hypothétique et risque probablement, compte tenu du contexte particulier de notre charmante époque, d’être diffusé sur la chaîne Disney + si il abouti, le film TRON reste une étape marquante dans l’histoire du cinéma.

Doit-on attribuer son engouement à la seule frénésie / nostalgie exagérée des années 80 ? Je ne pense pas et ce serait minimiser les réelles qualités du film. TRON fait preuve d’une véritable ambition graphique et diffuse des moments de grâce que l’on ne peut nier, pour peu que l’on soit sensible à son aspect visuel.
Projet ambitieux et novateur quand de nos jours les suites, remakes, prequels et reboots pullulent au cinéma, TRON préfigure à sa façon des films comme TOY STORY ou LES MONDES DE RALPH dans sa belle idée de conceptualiser tout un univers secret là où on ne l’imaginerait pas. Devenu iconique depuis 40 ans, rétrofuturiste à sa façon avec son architecture filaire et lissée, il ne cesse d’influencer directement – ou par le biais de références – les créations actuelles.
TRON (1982) de Steven Lisberger.
Avec Jeff Bridges, Bruce Boxleitner, Cindy Williams, David Warner…
Scénario : Steven Lisberger, d’après une histoire de Steven Lisberger et Bonnie MacBird.
Musique : Wendy Carlos.
Crédits photos : Walt Disney Productions et Lisberger / Kushner