Retour sur un chef d’œuvre du 7ème art, film envoutant, hypnotique et à part dans la filmographie de son célèbre réalisateur : VERTIGO / SUEURS FROIDES réalisé en 1958 par Alfred Hitchcock.
NB : Pour des raisons pratiques mais aussi pour une question de choix, j’utiliserais le titre original VERTIGO pour cet article. Je ne trouve pas approprié le titre français, SUEURS FROIDES, tant il ne traduit pas réellement l’atmosphère du film. Si le titre VERTIGO évoque les troubles du personnage principal, il restitue aussi l’impression de rêve / cauchemar éveillé ressentit tant par les protagonistes du film que par les spectateurs. Et comme le chantait si bien Alain Bashung, ce « vertigo » traduit bien sûr les fameux vertiges de l’amour, ce déséquilibre émotionnel et physique qu’entraîne la passion amoureuse.
D’entre les morts
Comme c’est souvent le cas au cinéma, VERTIGO est inspiré d’un roman, D’ENTRE LES MORTS, drame policier écrit par le célèbre duo Pierre-Louis Boileau et Pierre Ayraud dit Thomas Narcejac.
En 1954, les deux écrivains publient donc ce récit, régulièrement réédité depuis la sortie du film d’Hitchcock sous le titre SUEURS FROIDES, titre en version française de VERTIGO.
Toutefois, il est très probable que Boileau et Narcejac se soient eux-mêmes inspirés du belge Georges Rodenbach et de son œuvre BRUGES-LA-MORTE de 1892, tant les deux écrits comportent de nombreux points communs autour des thèmes du double, de la mort et de la passion destructrice.
Si le récit de Rodenbach se situe, comme son titre l’indique, à Bruges, le roman de Boileau-Narcejac se déroule en France en 1942, en pleine seconde guerre mondiale, puis après la fin du conflit.
Enquête et vertige
VERTIGO se situe à San Francisco à la fin des années 50. Ancien inspecteur de police, John « Scottie » Ferguson (James Stewart) est hanté par la mort d’un de ses collègues. Ce dernier avait tenté de le sauver au court d’une poursuite sur les toits, entraînant sa chute mortelle.
Depuis ce jour, Ferguson a quitté la police, souffrant de puissants vertiges et malgré l’attention de son amie artiste Marjorie « Midge » Wood (Barbara Bel Geddes), secrètement amoureuse de lui.
« Scottie » est alors contacté par une ancienne connaissance, l’industriel Galvin Elster (Tom Helmore), qui lui demande de filer son épouse dépressive Madeleine (Kim Novak) en proie à un étrange et morbide comportement.
L’ex policier tombe éperdument amoureux de Madeleine. Mais son acrophobie l’empêche bientôt de sauver Madeleine qui se jette du haut d’un clocher.
Plus tard, Ferguson croise par hasard Judy Barton (Kim Novak), une jeune femme ressemblant étrangement à Madeleine. Obsédé par le souvenir de la défunte, « Scottie » va découvrir une surprenante vérité…
Contretemps à répétition
En 1956, Alfred Hitchcock vient de réaliser LA MAIN AU COLLET et souhaite enchaîner au plus vite avec une œuvre différente, plus sombre et teintée de cette psychologie qu’il affectionne tant et placera dans plusieurs de ses films (LA MAISON DU DR EDWARDES, PAS DE PRINTEMPS POUR MARNIE…).
Grand amateur de films français, Alfred Hitchcock est marqué par LES DIABOLIQUES que le cinéaste Henri-Georges Clouzot a tourné d’après le roman CELLE QUI N’ÉTAIT PLUS de Boileau-Narcejac.

Le réalisateur britannique fait acheter les droits d’un autre roman du duo Boileau-Narcejac, D’ENTRE LES MORTS, à la Paramount, et en confie le scénario à Maxwell Anderson avec qui il avait déjà collaboré sur LE FAUX COUPABLE avec Henry Fonda.
Puis c’est Alec Coppel, scénariste sur LA MAIN AU COLLET, qui est chargé de reprendre le 1er jet d’Anderson afin de lui donner une « french touch » en se basant sur LES DIABOLIQUES. Mais prévu, pour démarrer en décembre 1956, le tournage de VERTIGO connut une série de contretemps.

James Stewart, retenu dès le début de la production pour incarner « Scottie » Ferguson, souhaitait ralentir sa cadence de tournage. Il fut donc choisi de repousser les premières prises à janvier 1957… marquant une première hospitalisation d’Alfred Hitchcock pour une hernie !
Engagé sur d’autres projets, Alec Coppel quitta la production de VERTIGO, après avoir toutefois bien avancé la structure définitive du film. L’auteur dramatique Sam Taylor finalisa le scénario avec Hitchcock, en pleine convalescence… et peu de temps avant qu’il ne soit à nouveau hospitalisé pour des calculs biliaires !
Parallèlement à ces multiples reports, l’actrice Vera Miles, déjà choisie pour interpréter le double rôle féminin principal, tomba enceinte. Elle quitta la production du film, s’attirant la colère d’Hitchcock qui lui en voulut longtemps et la réengagea pour PSYCHOSE dans un rôle secondaire.
Double rôle et casting
Sur les conseils de James Stewart et de l’agent d’Hitchcock Lew Wasserman, une jeune actrice de 24 ans, Kim Novak, fut retenue pour remplacer Vera Miles. En début de carrière mais ayant toutefois déjà plusieurs succès à son actif, Novak s’opposa régulièrement à Hitchcock quant à ses costumes, créés par Edith Head.
Comme à son habitude, Hitch avait sa propre idée des tenues portées par son actrice. Et il n’accepta pas qu’une « jeunesse » dans le métier depuis seulement 4 ans lui impose son propre avis.
De plus, encore quelque peu inexpérimentée, Kim Novak s’avéra parfois trop excessive dans son interprétation, forçant le réalisateur à reprendre ses scènes et ralentir le tournage.
Hitchcock ne fit plus jamais appel à l’actrice pour d’autres films dont VERTIGO reste, à mon humble avis, le film le plus marquant et l’interprétation la plus aboutie. Lui en voulait-il indirectement pour le retrait de Vera Miles ou pour lui avoir tenu tête ? Chacun se fera sa propre opinion sur la question…
Tournage préparé mais tendu
Les multiples reports furent un bien pour un mal. Démarrant finalement à l’automne 1957, le tournage de VERTIGO bénéficia de ses retards, permettant à Alfred Hitchcock de peaufiner ses prises de vue, de soigner les détails du film en s’appuyant, par exemple, sur l’aide d’un photographe pour reconstituer les décors de la manière la plus réaliste qu’il soit.
Ainsi, les scènes du début du film, sensées se dérouler au restaurant Ernie’s. à San Francisco, furent tournées en studio. Le célèbre établissement aida le cinéaste en lui proposant la participation de son véritable personnel pour une plus grande authenticité de la séquence où Scottie aperçoit Madeleine pour la 1ère fois.
La ville de San Francisco s’avéra bien plus qu’un simple cadre au récit. Nombreux experts du 7 ème art avancent aujourd’hui, avec pertinence, que la ville célèbre pour ses impressionnantes rues en pente, ses lieux iconiques – comme le Golden Gate Bridge – et sa baie est à considérer comme un personnage à part entière du film.
Si le tournage mainte fois repoussé permis à Hitchcock de préparer minutieusement chaque plan, les coulisses de VERTIGO furent tendues. Certaines scènes nécessitèrent de nombreuses reprises, telles l’échange entre Madeleine et Scottie dans l’appartement de ce dernier, après qu’il ait sauvé la jeune femme d’une tentative de suicide.
La séquence demanda à Hitchcock, à ses acteurs et à son équipe technique une minutie extrême et une grande coordination entre les dialogues, l’enchaînement des plans et les échanges de regards entre les deux personnages.
Les scènes de Barbara Bel Geddes entraînèrent également de multiples refontes, le jeu de l’actrice ne convenant pas toujours à Hitchcock.

Au final, la précision « chirurgicale » du cinéaste pour VERTIGO ne facilita la vie qu’au monteur George Tomasini tant il n’eut pas à couper le film comme le nécessitait souvent ses travaux précédents avec Hitchcock. Ce dernier souhaitait une certaine « lenteur », au risque de décontenancer le public et la critique.
Travelling contrarié / compensé
VERTIGO est également célèbre pour la première utilisation d’un effet technique très efficace : le Travelling Contrarié, connu aussi sous les appellations Travelling Compensé, Trans Trav, Contra Zoom ou plus simplement Effet Vertigo.
Sa mise au point vient d’une envie d’Hitchcock d’exprimer visuellement la notion de vertige par un « éloignement du décor ». Le cinéaste avait d’ailleurs reconnu qu’il avait ressenti, des années auparavant alors qu’il avait un peu trop bu, l’impression que tous les éléments de son champ de vision s’éloignaient brusquement de lui.
Spectaculaire, ce Travelling Contrarié est obtenu en réalisant un zoom avant de l’objectif de la caméra sur le centre de l’image, tout en effectuant un rapide travelling arrière. L’effet peut aussi être effectué en associant zoom arrière et travelling avant.
Pour les vertiges ressentis par Scottie Ferguson dans le clocher de la Mission San Juan Bautista, Hitchcock fit construire une réplique en modèle réduit de l’intérieur du bâtiment puis le fit poser à l’horizontale sur le sol du studio de tournage. Les caméras de la fin des années 50 étant encore particulièrement lourdes et peu maniables, cela facilita ainsi l’usage du Travelling Contrarié.
BO et générique
Pour VERTIGO, Hitchcock a de nouveau confié la bande originale à Bernard Herrmann. On ne présente plus le compositeur de tant de musiques de films, dont plusieurs inoubliables pour les films de Sir Alfred (voir l’article sur le blog).
Si les musiques de LA MORT AUX TROUSSES et PSYCHOSE sont des classiques, celle de VERTIGO est, à mes yeux et pour mon ouïe, la meilleure. Herrmann en est alors à 3 collaborations avec Hitchcock pour MAIS QUI A TUÉ HARRY ?, LE FAUX COUPABLE et L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP.
Pour VERTIGO, il impose pour la première fois une partition où romantisme, suspense et terreur pure se mêlent et forment un véritable tourbillon musical. Les longs plans sans dialogues du film lui permettent de développer ses compositions et d’offrir au public toute l’étendue de son talent.
La bande originale de VERTIGO devient ainsi une pièce essentielle du film, une actrice à part entière qui enveloppe le récit d’une profondeur supplémentaire.
Venu de la publicité, le designer Saul Bass va créer pour VERTIGO une direction artistique toute aussi inoubliable que le film lui-même et sa BO. Auteur de nombreux génériques de films tels ceux de L’HOMME AUX BRAS D’OR, 7 ANS DE RÉFLEXION ou WEST SIDE STORY, VERTIGO marque sa première association avec Hitchcock.
Bass est ainsi le concepteur du générique « hypnotique » de VERTIGO et de son affiche originale (celle des silhouettes sur un fond orange). Il travaillera à nouveau pour Alfred Hitchcock sur LA MORT AUX TROUSSES et PSYCHOSE. Parmi ses dernières créations, on lui doit les génériques des AFFRANCHIS, LE TEMPS DE L’INNOCENCE ou LES NERFS À VIF de Martin Scorsese.
Échec et triomphe
Malgré les éloges faites pour le film par la communauté cinéphile du monde entier, VERTIGO fut considéré comme un échec critique et commercial à sa sortie en 1958. Plusieurs retours de la presse américaine en voudront à Hitchcock, considérant le film comme trop long, une œuvre mélodramatique excessive et prétentieuse !
Quant aux résultats financiers, ils permirent à peine de rembourser le coût total du film, dépassant les 3 millions de dollars pour une dépense de plus de 2 millions de dollars.
Malgré son attitude stoïque très « british », Hitchcock fut sans doute très atteint par ces résultats, se tournant pour son prochain projet vers un divertissement populaire tel LA MORT AUX TROUSSES, nouveau chef d’œuvre du 7ème art mais plus « accessible » dans son récit à tiroirs et dans son approche visuelle…
Au débuts des années 80, les studios Universal organisèrent la restauration et la ressortie de 5 films d’Hitchcock qui n’avaient plus été distribués depuis une vingtaine d’années. VERTIGO / SUEURS FROIDES bénéficia de cette nouvelle diffusion avec FENÊTRE SUR COUR, MAIS QUI A TUÉ HARRY ?, LA CORDE et L’HOMME QUI EN SAVAIT TROP.
Cette nouvelle distribution permit à de jeunes cinéphiles et admirateurs d’Hitchcock – dont votre humble serviteur – de découvrir le film et de l’apprécier comme il se doit.
Progressivement, VERTIGO bénéficia d’une reconsidération. Décrié à sa sortie, le film fut enfin reconnu comme une œuvre à part entière dans la carrière de Sir Alfred et comme un chef d’œuvre dans l’histoire du 7ème art.
Ce qui n’empêcha pas le cinéaste d’imputer en partie l’échec du film à James Stewart, dans le célèbre entretien qu’il accorda à François Truffaut dans les années 60, considérant avec le recul l’acteur trop âgé pour interpréter un amoureux transi ! La grande classe Hitch. À noter que les deux hommes ne tournèrent plus aucun film ensemble par la suite…
En 1996, le film bénéficia d’une nouvelle restauration, beaucoup plus poussée, longue et plus controversée par Robert A. Harris et James C. Katz, 2 historiens et restaurateurs de films, spécialisés dans les productions en grand format des années 50.
Les couleurs et le son de VERTIGO furent ainsi redéfinis en suivant des notes de production d’époque, rédigées par Hitchcock lui-même. Certains puristes s’indignèrent face à l’utilisation de nouveaux effets sonores et du « rehaussement » des pistes de la partition de Bernard Herrmann.
Cette restauration connue une sortie en salles, dans un format 70 mm et un son DTS, avant d’être finalement distribuée en DVD 2 ans plus tard, avec un making-of commenté par l’acteur Roddy McDowall (LA PLANÈTE DES SINGES, VAMPIRE VOUS AVEZ DIT VAMPIRE ?…).
En 2012, dans un sondage effectué par le mensuel britannique SIGHT & SOUND (journal créé par le British Film Institute), VERTIGO détrôna CITIZEN KANE à la 1ère place du meilleur film de tous les temps.
Double fin ?
Une fin alternative, plus « conventionnelle », de VERTIGO fut tournée. Après la chute de Judy / Kim Novak, on y voit Scottie / James Stewart et Midge / Barbara Bel Geddes seuls dans l’appartement de cette dernière, observant en silence par une baie vitrée San Francisco la nuit.
Tournée à la base pour éviter tous problèmes avec les codes de la censure américaine, cette fin ne fut bien sûr pas retenue par Hitchcock. Celle que tout le monde connaît aujourd’hui voit Scottie se tenir sur la corniche du clocher d’où vient de tomber la jeune femme, le regard tourné vers le bas.
Certains émirent d’ailleurs l’hypothèse que Scottie s’apprête lui aussi à rejoindre Judy / Madeleine en se jetant dans le vide ! Morbide mais pas impossible…
Cette fin m’a toujours posé problème malgré toute l’admiration que je porte sur ce chef d’œuvre d’Hitchcock. Je sais que je prends de gros risques – enfin, tout est relatif… – en émettant mon opinion. Mais j’aimerais juste vous l’exposer.
Outre le fait que les ressorts du complot de Galvin Elster / Tom Helmore abusant du handicap de Scottie / James Stewart sont plutôt minces (tout repose effectivement sur le vertige du héros), la fin me gène et me semble quelque peu datée.
Effrayée par la silhouette d’une religieuse s’avançant vers elle et Scottie, Judy / Madeleine hurle, recule et tombe dans le vide. Scottie s’avance, scrute le vide. Générique de fin.
Dans cette séquence, Alfred Hitchcock donne une touche de fantastique à son œuvre sans aller jusqu’au bout de son idée. Assimilant la silhouette de la nonne à l’image de la mort (comme bien d’autres films par la suite…), le cinéaste m’a donné le sentiment d’être embarrassé par une conclusion qu’il ne trouvait pas et souhaitait (peut-être) expéditive. Pour ma part, je la trouve un peu maladroite.
Bien sûr, il n’est pas question ici de refaire le film, ou de s’imaginer plus brillant qu’Hitchcock ! Mais simplement d’imaginer une fin moins bancale à mes yeux. Si Hitchcock voulait ajouter une touche de surnaturelle, pourquoi ne pas avoir fait apparaître brièvement la silhouette de la vraie Madeleine, s’avançant derrière Scottie vers Judy / Kim Novak, puis disparaissant alors que Scottie, intrigué par le visage effrayé de Judy, se retourne, ne pouvant empêcher la chute de la jeune femme terrorisée ?
Ou bien encore, pourquoi ne pas avoir opter pour un final plus classique en faisant tomber Judy dans le vide après une ultime altercation avec Scottie, le laissant seul avec ses remords ?

On ne refait pas les films, encore moins les chefs d’œuvre, sauf dans de piètres remakes. VERTIGO demeure un magnifique classique du 7ème art, à voir et revoir sur grand écran. Comme le grand drame romantique qu’il est et restera dans les mémoires.
VERTIGO / SUEURS FROIDES d’Alfred Hitchcock (1958)
Avec James Stewart, Kim Novak, Barbara Bel Geddes, Tom Helmore…
Scénario : Alec Coppel et Samuel Taylor, d’après les romans « D’entre les morts » de Boileau-Narcejac et « Bruges-la-Morte » de Georges Rodenbach. Musique : Bernard Herrmann.
Crédits photos : © Paramount Pictures
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